mardi 28 avril 2009

Les Bienveillantes

C'est peut-être la plus grande force de cet énorme roman que de réussir à se glisser dans les interstices de la réalité historique pour bâtir une fiction. L'histoire, on la connaît à grands traits : ce livre serait les mémoires d'un commandant SS, homme cultivé et raisonnable, une sorte de journal de guerre décrivant méthodiquement quatre ans de campagnes. Peut-être croiserai-je le lieutenant Maximilien Aue dans mes futures lectures sur les massacres antisémites - mais je préfère croire à la fiction, une fiction qui colle au plus près à une réalité historique.
Car c'est le pari fou de ce premier roman (comment peut-on entreprendre, comme premier travail littéraire, un texte de 1400 pages aussi compliqué ?...) : restituer quasi exactement quatre ans de la seconde guerre mondiale, vu par le prisme d'un homme, comme une sorte de Guerre et Paix de la Seconde Guerre. Je suis certain qu'on pourrait ouvrir des livres d'histoire pour trouver sans faute toute la liste des chefs des différentes brigades, des opérations et des mouvements que ces Bienveillantes chroniquent - et je suis sûr qu'il y aura, très vite, des éditions commentées et archi-documentées de ce grand livre, pour, sinon tenter d'en expliquer le mystère, du moins en proclamer la grande méticulosité historiographique, sans oublier ces dizaines de pages passionnantes sur la grammaire des langues caucasiennes... 
Mais il y a aussi dans ce texte un second plan à peine supportable - comme dans Guerre et Paix, une grande histoire d'amour, mais c'est d'un amour incestueux dont il s'agit ici. Les soixante pages de l'Air (le roman est découpé selon les mouvements d'une suite française, musique dont il est question de manière récurrente dans le roman), narrant les phantasmes incestueux d'Aue, sont parmi les plus insupportables du livre, et c'est au tour du lecteur d'avoir envie de vomir.
Il est d'une banalité affligeante d'écrire qu'on ne sort pas indemne d'une telle lecture : comment pourrait-on lire un roman de 1400 pages sur ce sujet en le restant ? Les Bienveillantes, au-delà de son immense difficulté (et de son absence totale de concession faite au lecteur qui s'y engage, ne serait-ce que pour affronter ces pages sans presqu'un seul interstice), est à l'évidence un des plus importants textes de la littérature française contemporaine, qui pose beaucoup plus de questions qu'il n'apporte de réponse, et qui a la force de nous soulever pour nous forcer à regarder cette noirceur qui est en nous, de par notre culture.

Jonathan Littell, Les Bienveillantes ; Gallimard, collection Folio ; 1390 pages, 12,10 euro

2 commentaires:

la mume a dit…

La noirceur des personnages,comme tu le dis EST la notre,tous.
Sinon l'Humanité serait différente !
Peu de héros dans l'Histoire.
1400 pages où j'ai appris une multitude de choses que ma famille ne m'avait pas transmise.
Pas indemne,non.

lelapingivré a dit…

oui, c'est un très grand texte, qui nous plonge dans de profondes réflexions sur la noirceur et la servitude humaine...