lundi 1 décembre 2008

L'Art d'Alice

Comme dit Georges : "Alice Ader est la pianiste des musiciens" - je serais en effet bien en peine de dire comme j'ai découvert le travail de cette merveilleuse musicienne... Je me souviens par contre de n'avoir pas été surpris de découvrir que la toute douce petite musique d'Être et Avoir, ce merveilleux documentaire sur l'école rurale, était née sous les doigts d'Alice Ader... Je me souviens aussi d'un soir où, me couchant chez mes parents et allumant la radio pour écouter un peu de musique dans la nuit, j'ai entendu une interprétation merveilleuse, à la fois forte et tellement délicate, du Prélude, Choral et Fugue de César Franck - après la diffusion, j'ai appris que c'était l'enregistrement d'Alice Ader, que j'ai acheté aussitôt (moi qui n'achète que très peu de disques, chacun est un événement, et souvent un enthousiasme).
Quelques temps après, j'ai découvert dans le livret d'un autre enregistrement, qu'Alice habitait tout près de chez moi - je lui ai alors envoyé une petite lettre pour lui dire ma grande admiration. Et un jour, ce message sur mon répondeur : "c'est Alice Ader, votre voisine ; je donne un petit récital chez moi, voulez-vous venir ?". C'est ainsi que j'ai découvert qu'Alice était aussi une femme simple et magnifique.
Cette longue introduction pour dire que je suis allé entendre ma voisine Alice jouer en concert L'Art de la Fugue, de Bach, à l'occasion de la sortie de son nouveau disque, réalisé en public l'année passé au cours d'un concert que j'étais triste d'avoir raté. L'Art de la Fugue est une oeuvre monumentale, probablement de la fin de la vie du compositeur (même si des études récentes tendent à prouver qu'il y travailla de longues années, et qu'il n'est pas mort sur l'ouvrage comme la légende le dit), dans laquelle Bach écrit 14 fugues différentes sur le même sujet, de quelques notes (do, sol, mi bémol, do, si bécarre, do, ré, mi bémol, fa, mi bémol, ré, do). On est donc presque dans l'ouvrage théorique, et le danger est de considérer l'oeuvre comme telle, de ne donner à voir que son aridité, et pas sa profonde liberté.
Jouer L'Art de la Fugue en concert est un défi : pour l'interprète, qui traverse seul le désert, et pour le spectateur, que le rigoureux do mineur pourrait peut-être lasser. Rien de cela sous les doigts d'Alice Ader, au contraire : très concentrée, sans aucune affectation, elle trace son chemin paisiblement, donnant à entendre des plans sonores très nombreux et découpés (j'ai l'impression , en écoutant Alice jouer, de regarder une image avec une très grande profondeur de champ, où tout est net, du premier au dernier plan, et pourtant clairement à sa place, dessiné), transportant d'émotion (presqu'un comble dans cette musique qui en revendique si peu !) l'auditeur accroché à ses pas. Depuis les premières notes, qui sont comme de légers galets jetés dans un sable fin qui les nimbe de poussière dorée, jusqu'à l'abîme final dans lequel tombe l'oeuvre, inachevée, tout est passionnant, étreignant comme un Klavierstücke de Schubert ou doux comme un adagio de Mozart. On marche sur le vide, bouleversé par tant de beauté.
L'Art d'Alice n'a aucune des séductions dont on peut parfois nous régaler, mais nous offre un voyage presque métaphysique, et pourtant tellement sensible... des moments comme la vie nous en offre peu.

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